Histoire no. 209 - fond du fleuve exposé & mortalité massive
Récit d'un phénomène malheureux dans le petit bassin de La Prairie
C’est en faisant du repérage pour un nettoyage de berges que des constats surprises sur le terrain nous ont engagé dans une course contre la montre…
Circonstances inhabituelles
Dès vendredi le 23 février 2024, des bénévoles de la Vigile verte ont observé que les niveaux d’eau dans la rivière de la Tortue et la rivière Saint-Jacques étaient très bas.
Le lendemain, nous recevions des signalements citoyens. Il y avait peu de couvert de neige et de glace. On pouvait voir le fond à plusieurs endroits du fleuve. Les niveaux d’eau dans le petit bassin de La Prairie était bien bas même en considérant que la voie maritime abaisse les niveaux d’eau durant la fermeture hivernale du canal d’au moins 1 mètre.
La situation a perduré jusqu’au mercredi 28 février car il a mouillé en fin de journée. La température était bien au dessus du point de congélation cette journée là. La fonte de la mince couche de neige et de glace a dévoilé une mortalité massive d’animaux aquatiques parmi les déchets sur les berges et dans l’eau du fleuve.
Dans les jours suivants, d’autres précipitations ont été suffisantes pour faire remonter le niveau de l’eau de ce tronçon du fleuve entre l’écluse de Côte Sainte-Catherine et l’écluse de Saint-Lambert dont les mesures bathymétriques varient de 1.5 à 8.5 mètres.
En prévision de l’ouverture de la saison de navigation commerciale le 22 mars, le niveau d’eau sera augmenté de 2 mètres dans le bief - secteur de la voie maritime entre deux écluses - entre Sainte-Catherine et Saint-Lambert à partir du 11 mars 2024. (source: Journal Le Reflet, 6 mars 2024)
Recharge hydrique
Selon René Lefebvre, professeur en hydrogéologie de l’Institut nationale de la recherche scientifique, « le flux d’eau souterrain au fleuve devrait être limité par rapport au débit du fleuve. »
De plus, il y a de l’entretien en cours dans l’écluse de Sainte-Catherine, donc les seuls apports d’eau significatif du petit bassin de La Prairie actuellement sont par le biais du déversoir de la voie maritime, la centrale hydroélectrique Côte Sainte-Catherine et les bassins versants de ses trois affluents (rivières Saint-Régis, de la Tortue et Saint-Jacques).
Ainsi, s’il y a peu de précipitations hivernales et peu de réserve d’eau dans les bassins versants pour la recharge hydrique, ceci peut causer les circonstances inhabituelles citées plus haut.
Conséquences
Mortalité massive
Selon le biologiste Philippe Blais, les spécimens trouvés morts sur les berges étaient variés: esturgeon, perchaude, brochet, barbotte, crapet, tanche*, gobie à tâches noires*, tortue peinte, écrevisses et mulettes indigènes, mais également beaucoup de moules zébrées* et quagga*, etc. Avec autant de superficie du fond marin exposé en hiver, il y a eu assurément une dégradation supplémentaire du benthos pour ce tronçon du fleuve Saint-Laurent.
* espèces exotiques envahissantes
Il y avait tellement de petits poissons (moins de 10 cm) morts sur les berges du fleuve à certains endroits qu’il était impossible de ne pas marcher sur les carcasses dissimulées parmi les résidus au sol.
Des représentants de la Ville de Brossard et d’Urgence-Environnement se sont déplacés le 28 février 2024 afin de prendre des échantillons et de documenter la situation davantage.
Une vidéo révélatrice, et la conclusion du ministère de l'Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, ont été publiée dans un article du journal Le Courrier du Sud. Ce ministère juge que l’abaissement du niveau d’eau est la cause de mortalité.
L’hypothèse de certain.es biologistes consulté.es va dans le même sens. L’oxygène dissous aurait atteint un seuil limite trop bas pour certaines espèces affaiblies en cette fin d’hiver sous la glace. Ce plan d’eau dans les circonstances actuelles pourraient se comporter comme un lac stagnant plutôt que comme la partie beaucoup fluide et oxygénée du fleuve près de Montréal (grand bassin de La Prairie).
Cependant, sans enquête, il ne peut pas y avoir de certitudes quant aux raisons de cette mortalité massive hivernale. La mortalité anormale est surveillée dans les habitats sous le mandat du gouvernement provincial, mais dans le cas du petit bassin de La Prairie, les eaux sont fédérales.
Alors, Pêches et Océans Canada procéderont à une enquête de leur côté selon le caractère unique de ce tronçon du fleuve Saint-Laurent pour tenter d’identifier les causes naturelles ou anthropiques.
En date du 27 mars, nous avons reçu une confirmation que le Centre national des urgences environnementales n'a pas reçu de notifications de rejets de polluants dans l’eau pouvant être liée à ces événements de mortalité de poissons.
Matières résiduelles exposées
Au moins 550 kg de matières résiduelles ont été retirées bénévolement entre le 27 février et le 1 mars 2024 puisqu’il était possible de marcher sur le fond gelé sur une bonne distance à partir du littoral sans s’enfoncer dans les sédiments.
Situation prévisible et évitable?
La situation était possiblement prévisible considérant les prévisions scientifiques d’ hiver plus doux avec moins de neige dans la région de Montréal. Est-ce qu’il faudra étudier la faisabilité que l’ingénierie de la voie maritime soit modifiée pour s’adapter à cette nouvelle réalité et, du même coup, considérer ce qui pourrait améliorer la qualité de l’eau du petit bassin de La Prairie et ses affluents? Définitivement, il nous faut un meilleur plan d’adaptation, de lutte et d’intervention pour faire face à de telles circonstances à court, moyen et long terme dans notre communauté.
Une chose est certaine, nous ne pouvons pas affirmer que notre communauté a l’efficacité de gestion de catastrophe de Kahnawake. Nous avons constaté des lacunes lors du déversement d’hydrocarbure dans la rivière de la Tortue à Delson en 2023 et ceci se répète dans le cas présent. Les citoyen.nes ne peuvent pas agir à la place d’un centre de crise si une situation d’urgence environnementale se reproduit. Ils peuvent être des gardien.nes de leur partie du fleuve, mais leur portée à des limites évidentes.
Outil légal complémentaire
Reconnaître la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent serait d’une grande pertinence dans un tel dossier : le fleuve auraient des représentant.es nommé.es et aurait des droits fondamentaux comme de vivre, d’exister et de couler. Ce serait de redonner à notre fleuve ses lettres de noblesse, respecter sa valeur majestueuse et vivre en harmonie dans son écosystème.
Le petit bassin de La Prairie ne serait plus perçu comme un tronçon de la voie navigable seulement à gérer et à exploiter, mais comme un milieu de vie qui devrait être sain pour tous, et où un canal permet le transport de marchandises.
Le lien entre les ressources hydriques dépasse largement les territoires administratifs. L’eau est primordial au foisonnement de la vie. Intuitivement, nous le savons, alors il serait cohérent d’agir en conséquence.
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Reportages
CBC Montreal News with Douglas Gelevan at 3:23 - Rowan Kennedy
Articles
Bassin de La Prairie : importante mortalité de la faune - Sylvain Daigeault
Mise à jour : 27 mars 2024
Crédit vidéo et photographies : Cyprien Barrière, Philippe Blais, Gina Philie